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poésie - Page 5

  • La tête de veau en l'honneur de Louis-le-seizième.

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    Quand revient chaque année le temps des jours nouveaux

    Je convie mes amis pour la Tête de Veau.

    On la mange toujours le 21 janvier

    En souvenir du jour où la Veuve d'acier

    Décolleta Louis, le seizième du nom,

    En des temps de fureur, de fusils, de canons.

    C'est un plat collectif, festif, essentiel;

    C'est un repas royal ou... présidentiel!

    Me méfiant des veaux qui ont "la vache folle",

    Je vais chercher les miens en terres cévenoles.

    Pour avoir du bon veau, et pas de la charogne,

    Je commande la tête au boucher de Langogne.

    Et je vais la chercher moi-même, par le train

    Qui, de Nîmes, hardiment, gravit avec entrain

    Les mille et un lacets, les soixante tunnels,

    Les trente viaducs suspendus en plein ciel

    Reliant les splendeurs de la cité romaine

    Aux sauvages attraits des terres lozériennes.

    Heureux, le nez au vent, ma glacière à la main,

    J'en prend plein les mirettes, je hume le terrain

    Qui défile et s'enfuit, lentement, pas pressé.

    Cités mélancoliques de mines délaissées,

    Juvéniles chahuts, rires à chaque arrêt,

    À-pics vertigineux, oppressantes forêts,

    Rivières et torrents, petits lacs de barrages

    Viennent et disparaissent après chaque virage.

    Paisibles bovidés paissant dans les prairies,

    Spectacle interrompue par chaque galerie,

    Le voyage est trop beau, le voyage et trop court...

    - Oh ! Victor, bois un coup, arrête tes discours,

    Si maïses coume aco, la testa de vedeù

    Bouto, la manjaren beleù a l' an nouveù ! (l)

    - C'est bien vrai. Sers-moi donc un primeur agréable

    Qui chatouille si bien mon gosier insondable.

    Zou ! Trinquons et buvons, et ne fais pas la bête,

    Je vais te raconter comment on fait la tête.

    Lorsque j'arrive avec mon chef en bandoulière,

    La Lionne a déjà sorti la gazinière

    Des grandes occasions. Ce qui se fait de mieux:

    Un feu sur doubles rampes se croisant au milieu.

    Dans une oulo (2) profonde, voire une lessiveuse

    On met à dégorger la tête voyageuse

    Dans de l'eau claire et froide pendant une heure ou deux.

    La laisser une nuit pourrait être hasardeux.

    On la sort, on la met sur un large torchon,

    On noue les quatre coins tout comme un baluchon.

    Ainsi enveloppée, au fond de la bassine

    On place, dans l'eau chaude, la caboche bovine.

    Trois oignons giroflées, trois poignées de sel gros

    Du thym et du laurier, du persil, mais pas trop.

    Quand ça bout on écume avec application,

    Puis on baisse le feu à tout petit bouillon.

    On laisse cuire ainsi entre trois et quatre heures

    Cette lenteur voulue rend la cuisson meilleure.

    Pour la vérifier, je plante une fourchette:

    Quand ça rentre tout seul, on chauffe les assiettes.

    Soulevant le torchon, je sors alors la tête

    Que je fais égoutter, coiffée d'une serviette

    Pour bien tenir au chaud la viande qui tremblote.

    Alors ma femme attaque la sauce ravigote :

    Pour une tête entière, donc pour dix gros mangeurs,

    Gourmands tant que gourmets, solides bambocheurs,

    Elle écrase au mortier persil et estragon,

    Cerfeuil et ciboulette, câpres et cornichons,

    Tout cela manié dans trois hectos de beurre,

    Elle s'en servira dans sa phase ultérieure.

    Elle met à réduire huit ou dix échalotes

    Dans un verre de vinaigre, au fond d'une cocotte,

    Lorsque c'est bien réduit, trois cuillers de farine

    Dans du beurre fondu (pas de la margarine)

    Puis elle mouille avec cinq verres de bouillon,

    Le jaune de cinq œufs, sale avec précaution.

    Tournant au bain-marie, elle incorpore alors

    Deux bons hectos de beurre, du demi-sel d'Armor.

    Lorsque la sauce prend certaine consistance

    Elle y met l'appareil préparé par avance

    Et manie bien le tout à la cuillère en bois.

    La sauce est enfin prête pour un repas de choix.

    C'est alors que j'apporte, avec solennité

    La tête décorée avec habileté

    Par du persil frisé, dans le nez, les oreilles.

    L'assemblée s' esbaudit devant cette merveille.

    Les manches retroussées, armé du Laguiole,

    Je découpe en public la brûlante bestiole

    Les joues souples et grasses qui fument et tressautent,

    Le dedans du palais, puis la langue et la glotte,

    Les viandes délicates, mousseuses du cou,

    Les oreilles craquantes, les muscles des bajoues,

    Enfin, le dernier bout, le bonheur des gourmets:

    La pointe du museau, avec les trous du nez.

    Nicole distribue: chacun son bout de veau,

    Moi, je remplis les verres avec du vin nouveau.

    Cessons pour aujourd'hui ce conte culinaire

    Ma tripe est assoiffée, remplis raz-bord mon verre

    De ce nectar divin de la Coste-du-Rhône

    Et laisse près de moi la coupe et la bonbonne.

     

    Ingrédients et proportions pour huit personnes:

     

    Une tête de veau, même sans la cervelle (depuis la vache folle les bou­chers la vende écervelée), ça pèse autour de dix kilos et plus. Mais il reste beaucoup moins de viande mangeable!

    Pour la tête: - 1 tête sans la cervelle (dommage...), - 3 ou 4 gros oignons piqués de clous de girofle, - 2 poignées de gros sel de Camargue, - 6 feuilles de laurier, - 3 branches de persil plat, - eau à la demande (la tête doit toujours cuire entièrement immergée, au besoin mettez un poids dessus).

    Pour la sauce ravigotte : - 3 branches de persil plat, - 3 branches d'estra­gon, - quelques tiges de cerfeuil, - autant de ciboulette, - 1 cuillerée à café de câpres, - 2 cornichons. Tous ces ingrédients, pilés au mortier, seront maniés dans un hecto de beurre.

    - 5 échalottes, - 1 verre de vinaigre, - 2 cuillerées de farine. - 3 verres de bouillon, - 3 jaunes d'œuf, - 2 hectos de beurre demi-sel.

    - persil pour décorer les oreilles et les trous de nez.

     

    Les vins conseillés:

     

    La tête de veau s'accompagne idéalement avec des vins primeurs, des vins de soif, gouleyants, joyeux et sans chichis: Tulette, Sainte-Cécile-­les-Vignes, Rochegude, Gaugeac, Saze.

    Ventoux de : Mormoiron, Caromb, Bédoin. Tricastin.

    Coteaux du Languedoc.

    Côtes de Provence.

    Et même, en cas de pénurie de Côtes-du-Rhône, Bordeaux légers et Vins de Loire.

     

     

    (1) Si tu parles comme ça, la tête de veau, on la mangera peut-être, mais l’an prochain !

     

    (2) oulo : grand récipient profond destiné à la cuisson des aliments, soit suspendu à la crémaillère d’une cheminée, soit posé sur un trépied.

     

    Illustration X - Droits réservés

  • Conte de Noël gastronomique.

    les trois messes basses dessin.jpg



    On se régale, en Provence et ailleurs, des contes d’Alphonse Daudet. Mais, comme l’a révélé l’écrivain, journaliste et critique célèbre Octave Mirbeau, bien des contes publiés sous forme de feuilleton dans le journal L’Évènement sous la signature d’Alphonse Daudet et connus sous le nom des « Lettres de mon moulin » seraient dus à la plume de son ami et… « nègre » Paul Arène. Qu’importe, le résultat n’est-il pas savoureux ?

     

    Les trois messes basses

     

    Deux dindes truffées, Garrigou ?….

    Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes.

    J’en sais quelque chose, puisque c’est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue…

    Jésus-Maria ! Moi qui aime tant les truffes !…. Donne-moi vite mon surplis, Garrigou… Et avec les dindes, qu’est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?….

    Oh ! Toutes sortes de bonnes choses… Depuis midi nous n’avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout… Puis de l’étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des…

    Grosses comment, les truites, Garrigou ?

    Grosses comme ça, mon révérend… Énormes !….

    Oh ! Dieu ! Il me semble que je les vois… As-tu mis le vin dans les burettes ?

    Oui, mon révérend, j’ai mis le vin dans les burettes… Mais dame ! Il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l’heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs… Et la vaisselle d’argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres !…. Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. M. le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion… Ah ! Vous êtes bien heureux d’en être, mon révérend !…. Rien que d’avoir flairé ces belles dindes, l’odeur des truffes me suit partout… Meuh !….

    Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité… Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard…

    Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l’an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum ! hum !) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l’esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s’habillant :

    Des dindes rôties… des carpes dorées… des truites grosses comme ça !….

    Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans l’ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s’élevaient les vieilles tours de Trinquelage. C’étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne en main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s’abritaient. Malgré l’heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l’idée qu’au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d’un seigneur, précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et, à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage :

    Bonsoir, bonsoir, Maître Arnoton !

    Bonsoir, bonsoir, mes enfants !

    La nuit était claire, les étoiles avivées de froid ; la bise piquait, et un fin grésil glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s’agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de papier brûlé… Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l’argenterie remués dans les apprêts d’un repas ; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers, comme au chapelain, comme au bailli, comme à tout le monde :

    Quel bon réveillon nous allons faire après la messe !

    -II-

    Drelindin din !…. Drelindin din !….

    C’est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroisés, aux boiseries de chêne, montant jusqu’à hauteur des murs, les tapisseries ont été tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Voici d’abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le chœur, le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffée d’une haute tour de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de France. Plus bas on voit, vêtus de noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion maître Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un clavier d’argent fin. Au fond, sur les bancs, c’est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs familles ; et enfin, là-bas, tout contre la porte qu’ils entrouvrent et referment discrètement, Messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l’église tout en fête et tiède de tant de cierges allumés.

    Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l’officiant ? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s’agite au pied de l’autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps :

    Dépêchons-nous, dépêchons-nous… Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.

    Le fait est que chaque fois qu’elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu’au réveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entrouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de truffes…

    Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. Ô délices ! Voilà l’immense table toute chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatant parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah ! Bien oui, Garrigou !) étalés sur un lit de fenouil, l’écaille nacrée comme s’ils sortaient de l’eau, avec un bouquet d’herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles, qu’il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d’autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum ! Il se surprend à dire le Bénédicité. À part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu’à la fin de la première messe ; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.

    Et d’une ! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ; puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu’il croit être son clerc, et…

    Drelindin din !…. Drelindin din !

    C’est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère.

    Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l’avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement, il se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. À peine s’il étend ses bras à l’Évangile, s’il frappe sa poitrine au Confiteor. Entre le clerc et lui c’est à qui bredouillera le plus vite. Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps, s’achèvent en murmures incompréhensibles.

    Oremus ps… ps… ps…

    Mea culpa… pa… pa…

    Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures de tous les côtés.

    Dom… scum !…. dit Balaguère.

    Stutuo !…. répond Garrigou ; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu’on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.

    Et de deux ! dit le chapelain tout essoufflé ; puis, sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l’autel et…

    Drelindin din !…. Drelindin din !….

    C’est la troisième messe qui commence. Il n’y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais, hélas ! à mesure que le réveillon approche, l’infortuné Balaguère se sent pris d’une folie d’impatience et de gourmandise. Sa vision s’accentue, les carpes dorées, les dindes rôties sont là, là… Il les touche… il les… Oh ! Dieu !…. Les plats fument, les vins embaument ; et, secouant son grelot enragé, la petite sonnette lui crie :

    Vite, vite, encore plus vite !…. Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots… À moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe… Et c’est ce qu’il fait, le malheureux !…. De tentation en tentation, il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l’Épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l’évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l’infâme Garrigou (vade retro, Satanas !) qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.

    Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants ! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n’entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s’agenouillent, s’asseyent quand les autres sont debout ; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d’attitudes diverses. L’étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable, pâlit d’épouvante en voyant cette confusion…

    L’abbé va trop vite… On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement.

    Maître Arnoton, ses grandes lunettes d’acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille ce train de poste ; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se tourne vers l’assistance en criant de toutes ses forces : Ite missa est, il n’y a qu’une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu’on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.

    -III-

    Cinq minutes après, la foule des seigneurs s’asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d’eux. Le château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape et de bon jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu’il mourut dans la nuit d’une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis, au matin, il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.

    Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu… Ah ! tu m’as volé une messe de nuit… Eh bien ! tu m’en paieras trois cents en place, et tu n’entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi…

    Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au pays des olives. Aujourd’hui le château de Trinquelage n’existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l’herbe encombre le seuil ; il y a des nids aux angles de l’autel et dans l’embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu’en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l’endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m’a affirmé qu’un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote, il s’était perdu dans la montagne du côté de Trinquelage ; et voici ce qu’il avait vu… Jusqu’à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l’air d’être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s’agiter des ombres indécises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on chuchotait :

    Bonsoir, Maître Arnoton !

    Bonsoir, bonsoir, mes enfants !….

    Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s’approcha doucement et, regardant par la porte cassée, eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu’il avait vu passer étaient rangés autour du chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu’en avaient nos grands-pères, tous l’air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze ; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c’était un certain personnage à grandes lunettes d’acier, qui secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes…

    Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du chœur, agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu’un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant l’autel, en récitant des oraisons dont on n’entendait pas un mot… Bien sûr, c’était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.

    Alphonse Daudet

    Illustration X - Droits réservés

  • Gastronomie dominicale de temps de crue

    ablettes Bijoudi pour web.jpg

    La soupe d’ablettes du Père Bijoudi

     

    Sous son passe-montagne enroulé en bonnet,

    Deux yeux d'un gris normand et un nez basané

    Surmontaient une barbe hirsute et flamboyante

    Chapeautée par le tourbillon de deux bacchantes.

    Émergeait de sa bouche aux dents de carnassiers

    Une longue bouffarde à tête de bélier.

    Vêtu de hardes vertes et botté de cuissardes

    Le Père Bijoudi, aux origines sardes,

    Surnommé par ici « le pirate du Rhône »,

    Menait sa barque plate parmi ilots et lônes.

    Le fleuve dangereux, ami et adversaire,

    N'avait pas de secret pour ce grand solitaire.

    Il connaissait par cœur les remous, les courants,

    Les vasières, les trous, les nids de cormorans,

    Les gouffres à anguilles, les passages d'aloses,

    Les grands cadavres d'arbres que chaque crue dépose,

    Agachon des brochets, perchoirs pour les butors,

    Cauchemar des pêcheurs, refuge des castors.

    Quand le jour s'estompait, calé dans sa barcasse,

    II ramait pour poser ses filets et ses nasses

    Qu'il irait relever à l’aurore suivante

    Sans jamais déroger, qu'il pleuve, neige ou vente.

    Personnage secret, taciturne à l’envi

    Le Père Bijoudi a sauvé bien des vies

    Lorsque le Fleuve-dieu, en ses grandes colères

    Happait les imprudents dans ses eaux meurtrières.

    Les jours de grandes crues, devant la ville inquiète,

    Il préparait sa barque pour pêcher les ablettes:

    Un grand filet carré ouvert par deux arceaux,

    Pendu à un levier en tête de vaisseau.

    A chaque relevée, le piège, en émergeant

    Prélevait dans les eaux quelques éclairs d'argent.

    Le Père Bijoudi les vendait aux badauds

    Qui surveillaient la crue, au sec, sur les bord' eaux.

    Lui, ce qu'il préférait, c'est la soupe d'ablettes...

    - Ça c'est original Victor! Zou ! La recette !

    - Prépare et fais sauter tomates et oignons

    Dans de l'huile d'olive. Thym, laurier et sarriette.

    Quand c'est bien coloré, rajoute tes ablettes.

    Puis tu mouilles au vin blanc, cabernet-sauvignon,

    Des vins de la Vallée, pas des vins bourguignons,

    Ugni blanc ou clairette, coupé d'eau par moitié.

    Bois un coup toi aussi et sales volontiers.

    Attention! Tes poissons ne sont jamais vidés

    C'est par là que ta soupe prend son parfum iodé.

    Fais bouillir à feu vif dix à douze broquilles,

    Le temps de fusiller, entre amis, une quille.

    Au moulin à légumes tu vas alors passer

    Les ablettes et leur jus. Après, tu vas presser

    L'ensemble dans un linge. Serre sans te brûler,

    Exprime tous les sucs et laisse bien couler.

    Tu remets sur le feu, ajoutes du safran,

    Attention, du pistil et pas du colorant,

    Le safran est très cher, mais ne soit pas grigou:

    Ton assaisonnement doit être de haut goût,

    Coupées en minces tranches, quelques pommes-de-terre

    Donneront à ta soupe du corps, du caractère.

    Sers avec du râpé, gruyère ou parmesan,

    Ce plat original, parfumé et puissant.

    Cessons pour aujourd'hui ce conte culinaire,

    Ma tripe est assoiffée, remplis raz-bord mon verre

    D'un de ces vins d'esprit, puissants, pleins d'élégance

    Qui naissent au soleil en terres de Provence.

     

    In GROSSIR (ou pas!) sans peine et sans régime

    Illustration originale Vincent Barbantan