Au nord de Bombay, vers Juhu Beach, le quartier chic de la ville, après le quartier catholique de Bandra, il y a des lônes indéfinis de rochers, de sable, de marécages pleins de moustiques, de crabes géants, de corbeaux et de grands vautours au cou pelé. Devil Point que ça s’appelle. La pointe du Diable. Y a pas grand monde qui y va. Il faut traverser les marais au risque de s’y enfoncer pour toujours ou bien il faut passer les rochers à marée basse et nager, nager longtemps. Et là, il y a un village. Un village de l’enfer. Un village de lépreux...
C’était d’abord un village normal de pêcheur, puis les lépreux sont venus, et les pêcheurs sont partis, abandonnant aux nouveaux venus leurs huttes, leurs ustensiles, leurs bateaux même...
La lèpre ? Ça existe encore ? C’est des histoires du Moyen-Age, ça, non ?
Détrompez-vous. La lèpre, en Europe, ça n’existe plus qu’à l’état de curiosité. Les toubibs l’étudient pour mémoire. Et à l’école, on te raconte parfois des histoires à faire frémir sur les lépreux qu’au Moyen Age, on menait à leur propre enterrement, un suaire noir sur la gueule, puis qu’on renvoyait de la communauté des vivants, condamnés qu’ils étaient à errer en dehors des chemins battus et des villes et villages, leur sinistre crécelle à la main. Ils se retrouvaient dans des endroits déserts, des vallées retirées pour former des colonies dantesques. Eh bien aux Indes, dans les années soixante, c’était encore cette époque. Ça n’a pas dû tellement bouger... Et des lépreux, il y en avait autant que de parisiens en France. Cinq millions au moins.
Les lépreux sont maudits. Aux Indes maintenant comme au Moyen-Age en Europe. La société des humains attache à cette maladie terrible des notions de châtiment divin et donc de ségrégation, d’ostracisme social.
Le premier lépreux que j’ai vu, en tout cas en sachant que c’en était un, c’est à Delhi, à Kutab Road, une rue incroyable qui te mène de Connaught Place et ses boutiques riches au vieux Delhi. Un monde fou dans cette rue. Plein de mecs couchés sur les trottoirs sous les arcades des baraques. Des chèvres qui passent, quelques vaches qui bouffent des bananes quelles fauchent aux marchands, les chevaux maigres des tongas en attente, avec des ulcères sur l’échine, les rickshaws qui passent à toute allure, en faisant hurler leur moteur de Lambretta martyrisé dans un bruit de ferraille et de cornes indiennes, ces grandes trompes en cuivre, avec une poire, que ça fait un bruit comme le beuglement de la vache. Des mecs qui gueulent, des marchands de tout, assis par terre, des coiffeurs, des qui te nettoient les oreilles avec des aiguilles à tricoter, des arracheurs de dents avec leur grand tableau derrière eux, que c’est une énorme bouche, et plein de pinces devant. Les mecs, quand ils viennent se faire soigner, c’est au dernier moment et il en faut trois pour tenir le patient pendant que l’autre opère ! Pleins de mecs, de femmes, de mistons qui s’accroupissent et qui chient sur le trottoir. De la poussière partout, pleine de mouches, pleine de musique avec les extraordinaires voies stridentes des Indiennes et leurs rythmes syncopés et lancinants.
C’est Kutab Road, c’est l’Inde des prolos. C’est là que j’habitais, au Star Hôtel. C’est là que je l’ai vu, mon premier lépreux.
Il avançait péniblement sous les arcades. Il avait une pièce de toile verte sur la tête et les épaules et il essayait de la retenir devant sa gueule comme il pouvait. Sa gueule, ça faisait peur. Deux trous pour les yeux, plein de sanie, plein de jus visqueux. Deux trous pour le nez, que ça le faisait ressembler à un lion. Quelques chicots qui sortaient de ce qui avait été une bouche. Ses mains, y en avait plus... Deux moignons noirâtres, complètement rongés. Sans doigts. C’est avec ça qu’il retenait comme il pouvait son tissu devant lui pour se planquer un peu. Ses jambes étaient couvertes de chiffons gluants de pus, avec plein d’ulcères coulants. Ses pieds, c’était plus que des bouts tout craquelés, gris noir, avec des morceaux rosés, qu’un rat avait dû lui bouffer son dernier arpion. Il avançait doucement. Il s’est mis devant un marchand de yogourt, ces mecs qui te font un délicieux yogourt dans de grands récipients en cuivre qu’ils ont devant eux et qui te vendent une portion dans des petits pots en terre, qu’après usage tu les casses. Le lépreux, il a étendu son écuelle au-dessus du grand bac à yogourt. Le marchand, il a pris l’écuelle, l’a remplie et l’a rendue au mort-vivant. Pouvait pas bouffer comme ça. Alors il a posé son écuelle par terre, s’est mis à quatre pattes, puis il a bouffé son yogourt en le lapant bruyamment, comme un chien...
Ça te file un drôle ne flash, surtout quand t’es pas encore habitué, comme c’était le cas.
Eh bien à Devil Point, il y en avait une centaine comme ça. Quand je suis arrivé en nageant, ils sont tous venus autour de moi. Je ne savais pas où je tombais. Trop crevé pour repartir à la nage. Puis la mer était montée, il était tard et la nuit tropicale tombe d’un coup. Il fallait rester là.
Ils viennent autour de moi en ricanant, me touchent avec leurs moignons, me frôlent, me tournent autour. Ouarf ! La sarabande infernale ! Mais je connaissais la lèpre pour avoir fait un reportage sur cette saloperie de maladie à Salem, dans le district de Madras. Donc je savais parfaitement reconnaître un lépreux contagieux et un qui ne l’est pas. C’est au tout début de la maladie que tu risques de te faire contagier. Le malade dangereux, ce n’est pas celui qui est difforme, qui n’a plus de pognes, plus de panards, qui se trimbale la fameuse face léonine caractéristique. Çuila, tu peux le toucher, pas de problème. Ceux qui sont contagieux, il faut avoir l’œil pour les reconnaître. Il faut regarder les lobes des oreilles. S’ils se dessèchent, se craquèlent et si tu remarques des taches claires sur les avant bras ou sur les fesses, meffi ! Danger !
Á Devil Point, quand j’arrive, rien que des lépreux bien pourris, bien avancés. Donc pas de risques réels pour moi. Sachant ça, je joue le jeu. Je tends les mains vers eux, je leur serre les moignons, je me laisse toucher en rigolant ! Celui qui semblait être le chef vient vers moi. J’ouvre grand les bras, lui aussi et on s’embrasse comme de vieux potes ! Les embrassades sont rares chez les Indiens. Mais ceux-ci devaient être chrétiens, comme beaucoup de villages de la côte. Á partir de là, je suis accepté sous les ovations ! Nous voilà bientôt dans la grande case commune et on bouffe. Une grande jatte de riz et du poisson séché. Tout le monde plonge ses pognes, ses moignons dans le riz chaud. Et on bouffe. Moi comme les autres. C’est là qu’ils m’attendaient au virage. Ça ne m’a pas coupé l’appétit, et ça m’a vraiment intégré ! Puis ils m’ont fait boire un grand coup de gnole et on a fait tourner les chiloums ! Le pied ! Enfin, si j’ose dire…
J’y suis resté plusieurs jours. Et ils m’ont mis dans le secret : ils m’ont fait voir ce qu’ils faisaient.
- Qu’est-ce qu’ils faisaient de spécial ?
- Alors voilà. Les lépreux de Devil Point, c’était des fabricants et des trafiquants de gnôle. Des « bootleggers ». Parce qu’à l’époque dont je vous parle, l’alcool était interdit dans L’État de Bombay. Alors ça rapportait d’en fabriquer en douce et de l’écouler. Et les lépreux étaient dans le coup !
in: CHILOUM
photo: moi
Il y avait jusque dans les années 1970 une léproserie près de chez moi, à la chartreuse de Valbonne, dans le Gard rhodanien.
La lèpre frappe encore 1 personne toutes les 2 minutes ! C’est pourquoi, plus que jamais, la Journée Mondiale des Lépreux reste cette mobilisation générale des cœurs et des esprits en faveur de ceux qui souffrent de cette maladie millénaire. Contactez: benevolat@raoul-follereau.org 01 53 68 98 98
https://www.raoul-follereau.org/journee-mondiale-des-lepreux