- Tu te souviens Nicole lorsque tu étais fleuriste ? Tu étais belle à rendre jalouses les plus somptueuses de tes roses. Et efficace ! Bien des hommes achetaient chaque semaine un bouquet pour leur femme pour avoir l’occasion de te voir…
- C’est vrai. Il y en avait même qui m’offraient de beaux bouquets de roses rouges !
- Que tu t’empressais de remettre à la vente dès que ton soupirant transi avait tourné les talons !
- Chut ! Faut pas le dire ça…
-Tu étais la plus belle fleur de ta boutique, et c’est moi qui l’ai cueillie ! Tu t’en souviens ?
- Ben oui, un peu quand même… Tu m’as invité à aller à la mer je crois.
- Voilà. En fait, c’est drôle : un type en camion accroche et déchire l’aile de la belle bagnole de sport que j’avais à l’époque. Il se trouve que c’était à quelques mètres de ta boutique. Je n’avais pas de formulaire de constat d’assurance, le type du camion non plus, je suis donc entré dans ta boutique et je t’ai demandé si tu avais ce genre de chose. Tu avais, tu me l’as donné. C’était samedi. Le lendemain donc, je suis venu, je t’ai commandé un gros bouquet de roses rouges… que je t’ai offert ! Avec une enveloppe dans laquelle j’avais glissé un chèque intitulé ainsi : « 10 000 baisers » ! Et je t’ai invité à venir avec moi à la Grande Motte.
- « Oui, mais j’ai mon fils !
- Très bien. Quel âge il a ?
- Dix ans.
- Extra ! Moi j’ai ma fille qui en a onze…
Les deux gamins se connaissaient de l’école ! Ils ont tout de suite été copains et complices de nos amours.
- Oh oui. Non, je n’ai pas oublié, comme dit la chanson.
Même que j’ai manqué la sortie de l’autoroute tellement je reluquais du coin de l’œil tes longues jambes sous ta courte jupe en « jean’s »…. Puis la plage, le rituel complice de l’ambre solaire, les premières caresses plus ou moins fortuites, les premiers regards magiques, ceux qui disent tout… Enfin tu m’as ouvert ta porte, tu m’as ouvert ton lit, tu m’as ouvert ton cœur, tu m’as ouvert tout ce qu’une femme peut ouvrir à un homme. J’y suis entré, je m’y suis trouvé si bien… que j’y suis resté et que j’y suis encore, 35 ans après !
- Ouais ! C’est joli ça dit. Viens que je claque la bise.
- Puis tu as vendu ta boutique et tu es venue travailler avec moi. Au service publicité du magazine que je dirigeais.
- Ouais… Je me rappelle un peu. C’est loin ça… Je crois que je m’occupais du secteur rive droite du Rhône.
- Voilà. Tu allais de Nîmes à Montpellier, et même Narbonne, Perpignan. On allait même à Barcelone. C’est dingue ! Tu en faisais des bornes avec ta jolie petite bagnole branchée, la 309 « Green » avec toit ouvrant.
- Mon dieu. C’est vrai. Je me souviens de l’immeuble de la Région Languedoc-Roussillon à Montpellier. Dix-sept étages que je montai à pied. Parce que moi, les ascenseurs, j’ai peur…
- C’est ça qui te donnait de belles gambettes et une silhouette de reine. Tu es rapidement devenue la meilleure négociatrice de pub du canard. Les chefs d’entreprise et les dirigeants qui étaient tes interlocuteurs, tu savais les vamper ! Lorsqu’ils étaient trois à négocier face à toi seule, les pauvres, ils étaient en infériorité numérique !
À cette époque, je me suis rendu compte que Nicole avait des difficultés avec sa mémoire. Notre toubib m’a donc demandé de l’emmener en consultation chez un neurologue. Pas facile de convaincre quelqu’un de faire cette démarche. J’y suis pourtant arrivé non sans mal, avec l’aide de son fils Sébastien et nous voilà chez le spécialiste en question, à Avignon. Une horreur ! Neurologue, peut-être, mais avec autant de psychologie qu’un CRS dans une manif !… Le mec : petites lunettes cerclées d’acier, physique de sarment de vigne et comportement pète-sec. Très désagréable.
Nicole était évidemment perturbée par ce genre d’examen et voilà que ce type entame avec elle un véritable interrogatoire de flic. « Votre nom ? – Où êtes-vous née ? - Nom de votre père, de votre mère ? - Où êtes-vous ? - Combien font 100 moins 7 ? » etc. Il s’agit là d’éléments d’un test de dépistage des troubles de la mémoire, mais la manière de faire ce test n’était pas très appropriée. Puis il m’a fait venir et nous a dit, avec son air supérieur : « Il faut faire un scanner de la tête pour dépister une éventuelle tumeur du cerveau, puis un Doppler. Vous reviendrez dans un mois et on décidera… »
On a surtout décidé de fuir à tout jamais ce sinistre mec. Ce docteur Mengélé de sous-préfecture. Ma Nicole est sortie de là enfoncée dans les trente-sixièmes dessous. Il nous a fallu – à Sébastien et moi - des trésors de patience et de persuasion pour rattraper les dégâts occasionnés par un personnage dont on se demande ce qu’il fait dans le monde médical.
Deux ans plus tard, nous avons rencontré un autre neurologue, à Rodez puisque nous étions en Lozère. Très gentil, très doux, souriant, compréhensif, amical, et grâce à lui nous avons réussi à faire ces fameux examens qui nous ont rassurés d’un côté mais nous ont confirmé un diagnostic difficile à encaisser…
Nous faisions tout de même beaucoup de vélo, je lui faisais faire des Suduku, elle a ressorti la collection de timbres de son enfance, elle a entamé une collection de pièces de monnaies, je me suis toujours efforcé de lui garder une vie sociale : on reçoit des amis, on va chez d’autres, etc. Mais la descente est irréversible.
Il y a eu pour moi un moment crucial dans cette descente, c’est lorsque Nicole est devenue incontinente… Difficile de découvrir que ces lieux magiques, source de bonheur, ont aussi une fonction physiologique… La première fois que c’est arrivé, je me suis emporté contre Nicole. « Mais enfin, tu ne pouvais pas le dire ? Fais attention, merde ». C’était le terme approprié.
Alors, elle s’est accrochée à mon cou et, ses beaux yeux pleins de larmes, elle m’a dit avec une voix blanche de petite fille prise en faute : « J’ai pas fait exprès. »
Bien sûr qu’elle n’a pas fait exprès ! Bien sûr. Quel kon j’étais, quel sinistre abruti. Je me traitais intérieurement de tous les noms. Je me serais battu. C’est elle la plus malheureuse, la plus humiliée, pas moi. Alors je me suis juré de ne plus jamais, jamais, jamais lui « crier après ».
Nicole, ma belle maîtresse, ma compagne, ma chérie, mon amour sur laquelle est tombée une calamité, il y a une douzaine d’années maintenant : Alzheimer. Une horreur. Vous voyez régresser jour après jour celle que vous aimez. Vous la voyez descendre irrémédiablement. Vous la voyez s’étioler physiquement, s’évaporer mentalement.
Vous subissez les conseils de personnes qui pensent que vous devriez « la mettre dans une maison spécialisée ». Moi je m’y refuse et j’ai choisi de m’en occuper tant que je serai là. Mais ce tête à tête permanent avec la déchéance de la personne que vous aimez est très éprouvant. D’abord les dialogues qui s’étiolent, qui perdent toute pertinence, puis vient le coup de barre : lorsque, pour la première fois, vous êtes confronté à l’incontinence. Vous découvrez alors ce que vous avez tant adoré sous des horizons nouveaux si je puis dire…
À partir de là, en parfait accord avec Seb, le fils de ma chérie, nous avons fait appel à de l’aide extérieure. Sous forme de la venue à domicile, chaque matin hors ouiquinde,puis tous les jours matin et soir d’une aide-soignante se chargeant de la toilette de ma compagne. Puis, deux fois par semaine par la venue d’une aide à domicile venant tenir la maison un peu mieux que ne le fait un homme !
Et j’ai découvert deux choses : d’abord que notre pays, notre république, même imparfaite – et je suis le premier à gueuler ! - ne laisse pas tomber ses citoyens. J’ai trouvé des fonctionnaires territoriaux dévoués, compréhensifs, compétents qui se sont « décarcassés » comme on dit chez nous pour nous venir en aide. Ensuite, j’ai découvert des personnes merveilleuses, ces aides-soignantes, ces auxiliaires de vie qui apportent non seulement leur savoir-faire, mais aussi et surtout leur sourire, leurs paroles, leur présence, leurs conseils éclairés, leur gentillesse, leur inépuisable générosité. Elles sont comme des rayons de soleil.
Un grand merci à Carole, Anaïs, Charlène, Charline, Aurélie, Nouria, Yasmina, Nadia, Patricia, Katia, Karine, Nina, Laeticia. Merci à Sylvie, à Sophie, à Nadia, à Anita, à Patricia encore. Merci aussi à Ervénie, à Nicole et à toutes celles qui enluminent la vie de ma compagne de leur venue et de leur présence éphémère mais si précieuse.
Et puis merci enfin à ma Nicole dont les difficultés me permettent de découvrir en moi des qualités de patience, de générosité, d'altruisme, de compassion que je ne me soupçonnais pas. Cerise sur le gâteau, elle m'offre un sentiment d'une grande richesse, que peu d'hommes peuvent expérimenter : celui d'une mère pour son petit enfant ! Pas d'un père, ça, je connais. D'une mère-poule protectrice, qui ne dort que d'un œil, qui vérifie si sa protégée chérie est bien couverte, qui devine ses besoins, qui invente toute sorte de clowneries pour la faire rire.
Je suis devenu un mari-poule !
Avec ma chérie, nous allons bientôt fêter nos 150 ans ! À deux, bien sûr puisque nous sommes inséparables.
- « Et vous nous dîtes ?
- On continue ! »